Prière... de ne pas en abuser
Les inconcernés
Si un jour ou l’autre (sait-on jamais) vous deviez annoncer à votre entourage que vous entrez en religion (drôle d’expression qui laisse à penser que l’on est hors religion quand on n’est pas consacré et qu’il n’y a que la vocation consacrée qui regarde donc la religion)... Si un jour, disais-je donc avant de m’interrompre fort impoliment, vous lui annoncez que vous allez rentrer au séminaire, au couvent ou dans quelque ermitage, préparez-vous à des réactions aussi multiples et variées que peut l’être votre entourage.
Nous passerons vite sur les plus réjouissantes (celles de la pleine communion et de la prière assurée), les plus cocasses (« on t’avait déjà marié avec unetelle » ou « je ne pourrai pas ne pas rire pendant tes sermons »...), les plus imprévues (ceux qui savent ou qui ignorent sont rarement ceux que l’on croit), les plus touchantes (souvent les plus simples), les plus douloureuses aussi (ceux qui ne comprennent pas et, partant, acceptant mal), les plus surprises et les plus surprenantes, les éclats de rire et les éclats de voix, les déférentes et les indifférentes, les adieux et les “en Dieu”... Sur toutes ces réactions (qui sont souvent mixtes) nous passerons rapidement pour n’en relever que deux styles, qui n’en font en fait qu’un. (En essayant de ne plus trop abuser de la parenthèse.)
Le premier style est parmi ceux qui “savaient”. Le second, parmi ceux qui “n’auraient jamais cru...”. Le premier dit : « je le savais, c’est normal, toi tu es un mystique... ». Le second s’étonne : « qui, quoi, toi ? T’es pourtant plutôt du genre bon vivant... ». Vous l’aurez compris, ce que je relève ici, ce n’est pas le contenu de la réaction mais ce qui la sous-tend. Car ne vous y fiez pas, les deux cas sont identiques. Ils ont tous les deux en arrière-fond un schéma bien simple : il y a deux races de chrétiens bien distinctes. A savoir les mystiques (ceux qui font du zèle) et les chrétiens “normaux”. Et il est bien ancré dans cette mentalité que les premiers sont bigots, austères et illuminés, et les autres, pouvant se contenter d’être chrétiens à la messe, sont dynamiques, bien vivants et réalistes. Il faut bien sûr ranger dans la première catégorie ceux qui “rentrent en religion”, les autres pouvant rester sur le seuil. Il y aurait ainsi ceux qui prétendent tenter d’appliquer, pour l’amour du Christ, l’enseignement évangélique et ceux qui n’ont que la prétention (qui leur parait déjà bien grande) de le suivre... mais de loin. Les premiers sont priés de ne pas trop sortir de leurs églises, et les seconds de ne pas trop y rentrer. En somme, selon cette vision il y a ceux qui croient qu’être chrétien engage toute leur vie et ceux qui pensent que cela n’engage que leur dimanche matin. Et pour que les seconds n’aient pas à remettre en question leur point de vue à cause des premiers, il est convenu que les premiers soient “religieux”. Cela leur donne une excuse. Et aux seconds celle de ne pas en être.
Ce schéma est radical, même si les limites ne sont pas fixées par tous au même endroit : les “mystiques”, les zélés, ceux qui font des heures sup’, (« Mais si je te dis, je l’ai vu aller à la messe en semaine ! ») sont classés “vocation religieuse” ipso facto ; tandis que les “normaux”, les chrétiens optionnels, les fonctionnaires, paraîtraient bien téméraires et déplacés à songer à ces choses (« Mais non, ce gars là, c’est quelqu’un qu’aime la vie, tu ne le connais pas ! »). Et si par malheur quelqu'un classé dans la seconde catégorie, parce qu’il aime s’amuser “rentre en religion”, on se résout alors à expliquer ce cas en disant qu’il a été touché par la grâce… comme on parlerait d’un coup de grâce. Et si quelqu'un classé “religieux” ne rentre mas en religion, on le priera alors, au nom de la laïcité gratuite et obligatoire, de ne pas faire rentrer sa religion dans sa vie. Cette schizophrénie du chrétien-mais-pas-trop permet de ne plus se sentir concerné par la religion une fois passé le parvis.
Ce sont les mêmes personnes qui disent : « Il dit (ou fait) cela parce qu’il est curé », et qui disent : « Au nom de quoi il dit (ou fait) cela, il n’est pas curé », et ainsi ne se sentent pas concernés. Ce sont les même personnes qui disent : « c’est normal, tu es mystique » et qui disent : « t’es fou, ce n’est pas ton genre ! » et ne se sentent pas concernés. Oh, nous ne réclamons pas qu’ils se sentent concerné par notre vocation propre… mais aux moins par la leur ; par la religion qu’ils professent leur, et qu’ils réservent allègrement à ceux qui y “rentrent”. Qu’ils comprennent que notre joie d’annoncer notre vocation n’est celle du départ dans un sérail d’initiés, mais celle d’annoncer que qui croit en Dieu peut en vivre. Et que Dieu les concerne autant que n’importe quel religieux.
Alors rappelons-nous, pour conclure, cet extrait d’une prière pour les prêtres à la Trinité Sainte : « je Vous demande qu’aucune âme ne les approche sans Vous aimer d’avantage ».